Chronologie/Calendrier
Pour une approche chronologique du saint-simonisme
Sans tenir lieu d’histoire, la chronologie est une des manières de saisir la réalité historique du saint-simonisme. Elle ne raconte pas, en ce sens qu’elle n’établit pas d’enchaînements de cause à effet (« post hoc, propter hoc »). Elle ne périodise pas et cultive, au contraire, une forme de myopie. Elle n’interprète pas non plus. Elle se borne à relever, à consigner et à classer des faits d’importance variée, en les sélectionnant aussi peu que possible, dans un esprit d’éclectisme et de collection. Tout au plus se hasarde-t-elle, ici et là, à indiquer avec discrétion des connexions, des tensions, des points de rupture, des appels à l’actualité.
Les lecteurs et les utilisateurs jugeront si d’autant de hasards objectifs se dégage du sens, et quel(s) sens. À eux de trier, de hiérarchiser, de relier entre eux les éléments qui, de leur point de vue, font événement, et, enfin, de les contextualiser en les mettant en relation avec la vie du siècle. À eux aussi, le cas échéant, d’en enrichir le relevé, étant entendu que la présente tentative, si copieuse qu’elle soit déjà, comporte des lacunes dues à une science imparfaite, d’autres qui sont délibérées – commandées par le respect des territoires ayant façonné leur indépendance (le positivisme, par ex.) –, et d’autres enfin qui ont à voir avec la surabondance de la matière, et que des versions ultérieures s’efforceront de combler.
Nous mettons ici en partage un document pour les lecteurs les plus avertis ou les plus curieux : une chronologie détaillée, expliquée et extensive du saint-simonisme, soit ses éphémérides depuis sa brève existence militante (1825-1836) jusqu’à nos jours. Elle suit en effet le mouvement saint-simonien dans sa postérité et dans ses retentissements, non seulement donc dans ses continuations jusqu’à la disparition de ses derniers représentants au cours de la dernière décennie du xixe siècle, mais aussi en y comprenant les prolongements en quelque sorte vivants que lui donnent au xxe siècle, et que continuent aujourd’hui à lui donner, les politiques de plus ou moins grande envergure qui, peu ou prou, d’un bord à l’autre de l’échiquier, s’en sont réclamés ou s’y sont vus renvoyés, ou bien, catégorie la plus nombreuse, les chercheurs, historiens, philosophes, économistes ou autres, qui, de points de vue très différents, ont travaillé à le raconter et à l’interpréter – sans oublier bon nombre de descendants, qui, au fil des générations, se passionnent pour en entretenir la mémoire, les idées et les valeurs par leurs propres enseignements, écrits ou dons d’archives et d’objets. L’objectif, en somme, de cette chronologie très particulière, est, en premier lieu, de consigner la réalité du saint-simonisme au temps de son existence incarnée, et, en second lieu, de poser les jalons de sa complexe réception, voire de sa mythification.
Pour un premier coup d’œil, on pourra se contenter de la version abrégée : l’aide-mémoire d’une chronologie simplifiée, et néanmoins passablement copieuse, où les repères majeurs sont mis en relief par des caractères gras.
D’autre part, comme la lecture des brochures, des bulletins périodiques et de la correspondance de l’année 1833, dite « l’année de la Mère », est rendue quelque peu ésotérique par l’expression des dates au moyen d’une combinatoire de références aux grandes figures du mouvement (évaluées comme telles, à un moment donné, par Enfantin et ses plus proches compagnons), on trouvera ici la matrice qui permet de les décoder et de les convertir, le calendrier saint-simonien.
Ph. R.
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Il est commode, mais trop simple, de faire commencer l’action des continuateurs de Saint-Simon au lendemain de son enterrement, avec la création du journal Le Producteur, en 1825, et de l’achever sur la mort du plus illustre d’entre eux, Enfantin, en 1864.
Saint-Simon ne serait pas leur initiateur philosophique, leur « prophète » ou leur « révélateur » s’il n’avait très tôt conçu l’intention de et commencé à faire école.
Le saint-simonisme ne cessant pas, jusqu’à nos jours, de renaître de ses cendres, nous le suivons même jusqu’en 2015, l’année de démarrage du projet de recherche à l’origine de ce site. À condition de rester en garde contre toutes sortes de confusions et de ne pas (se) cacher (à) soi-même ses propres motivations, les phases de production historiographique intense, les rééditions présentées comme des actes engagés ou des redécouvertes scientifiques, les regains d’intérêt intellectuel successifs, les plus ou moins légitimes filiations dépistées, révélées, voire fabriquées et revendiquées, toutes ces formes de reviviscence ne valent-elles pas en effet d’être signalées comme telles ?
Sans doute donc faudra-t-il à terme inclure un présent politique qui, depuis l’élection présidentielle de 2017, multiplie les clins d’œil à un modèle saint-simonien mythifié et vidé de tout contenu précis. L’avenir proche dira dans quelle mesure ce bruit médiatique aura inspiré des réformes structurelles pour l’amélioration de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse, pour l’émancipation des femmes et pour l’association universelle, ou bien s’il aura seulement servi à faire miroiter une version française très édulcorée du social-libéralisme… « en même temps » qu’à lui donner des quartiers de noblesse par une évocation très superficielle de la politique industrielle du Second Empire[1].
On s’abuserait cependant à croire que la chronologie de cet objet compromettant est, pour le passé le plus révolu, un geste moins dénué d’implications et d’enjeux.
Estimer comme Georges Weill en 1896, que « jusqu’en 1832 l’école a fait de la propagande pour ses idées » et qu’« ensuite, elle a passé aux actes »[2], ou, comme Sébastien Charléty la même année, qu’à un « saint-simonisme théorique », par lui prolongé jusqu’en 1841, succéderait un « saint-simonisme pratique »[3] – l’expression a fait florès et perdure chez les historiens et les essayistes –, ce n’est pas seulement souligner l’exceptionnelle fécondité intellectuelle de la phase fondatrice et mettre le doigt sur une articulation désignée comme une rupture marquante dans le discours des intéressés eux-mêmes[4]. Indépendamment des observations à faire sur les limites de sa validité (Enfantin et les enfantinistes, à l’exclusion de tous les autres) et sur la difficulté qu’il y a à la situer (la démarche de Chevalier auprès de la banque Eichthal en octobre 1831 ? le départ d’Enfantin en Égypte, à l’automne 1833, pour percer le canal de Suez, et de Chevalier aux États-Unis pour en étudier le développement ferroviaire ? l’autorisation obtenue par Émile Pereire, en juin 1835, de construire un chemin de fer pour voyageurs entre Paris et Saint-Germain ?…), c’est aussi donner son consentement à une opposition grosse de préjugés conservateurs entre le dire et le faire, la théorie et la praxis, la jeunesse et l’âge mûr, l’utopie et l’action, ou encore, pour le dire dans les termes managériaux chers à la société industrielle, entre la prospective, les projets à moyen et long terme, et la mise en application, l’innovation.
C’est là, et pas seulement dans le domaine des études saint-simoniennes, une frontière contre laquelle la contestation, à peine esquissée dans les années 1950[5], s’est amplifiée à partir des années 1970 surtout[6]. Il en est résulté, comme notre chronologie l’enregistre, de productives relectures du saint-simonisme, au centre desquelles la révolte, l’utopie et l’imaginaire font fonction de principal opérateur conceptuel autant que de principale valeur.
Mais il faut attirer l’attention également sur une autre ligne de faille qui constitue plus encore que la précédente un objet de réflexion et de litige chez les saint-simoniens comme chez Saint-Simon, et que les seconds mettent parfois en avant pour distinguer des périodes dans leur évolution. Il s’agit des séparations que les clercs, les politiques, le peuple, et, en dernière instance l’État, rivalisent à redéfinir d’époque en époque entre religion et philosophie, sphère de la vie publique et sphère de la vie privée.
Les étapes saint-simoniennes sur le chemin de la religion sont assez faciles à baliser, mais, comme dans le cas précédent, multiples : avril 1824 (le reproche public adressé à Comte d’avoir fait l’impasse sur la « partie sentimentale et religieuse » du système industriel) ; avril 1825 (parution du Nouveau christianisme) ; avril 1826 (l’annonce de la nouvelle formule du Producteur, inspirée par « la philanthropie, […] religion positive des héros de l’avenir ») ; décembre 1828 (adoption des termes de « Père », « frère », « fils », et affirmation de « la vie éternelle »). Etc. Autre chose serait de prétendre assigner une date unique à une mutation religieuse qui s’opérerait tout d’un coup et sans retour. Le fait est que s’engage peu à peu, et que s’accélère, à partir de 1829, dans la « société » saint-simonienne, un impressionnant processus de fusion systématique entre activité/parole philanthropique/politique et activité/parole religieuse, biens individuels et propriété sociale, art et culte, affections ou sexualité privées et gouvernance érotique.
Le résultat le plus apparent du schisme des 19 et 21 novembre 1831, sans conteste le tournant majeur, s’il en est, dans l’histoire commencée en 1825, est certes le triomphe d’Enfantin devenu la « loi vivante » unique par l’abandon de Bazard. Mais le vainqueur décrète lui-même le caractère provisoire et incomplet de son pouvoir pontifical en le suspendant à une improbable réponse des femmes à son « appel » à leur émancipation. Toute la construction religieuse et communautaire s’en trouve irrémédiablement fêlée en tous points, promise, dans l’attente de l’ère messianique, à un régime général de laïcité. Et surtout, cette victoire de caractère monarchique et, lâchons le mot, impérial, rejette l’ensemble des « dissidents » républicains et socialistes dans le seul champ séculier des luttes politiques (à la suite d’Hippolyte Carnot, Édouard Charton, Jean Reynaud et autres Pierre Leroux), tandis qu’Enfantin lui-même, sous couleur de modernisation, s’emploie à une ample révision du saint-simonisme des « années Bazard »[7] : abandon des thèmes de la lutte des « travailleurs » contre les « oisifs », de « l’exploitation de l’homme par l’homme », et, corrélativement, de la référence aux âges chrétiens et médiévaux ; fin, par suite, des emprunts à l’idéalisme romantique des Allemands, au tropisme de Mme de Staël pour les brumes du Nord et au Chateaubriand du Génie du christianisme ; large ouverture, au contraire, à l’individualisme libéral, à l’esprit de libre jouissance théorisé par Charles Fourier, au romantisme anglais de Byron (Don Juan) et au romantisme moderne de Hugo (Les Orientales), au soleil de Juillet, du Midi et de l’Orient ; substitution de l’objectif de l’émancipation des femmes à celui de l’amélioration du sort de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » ; et, pour finir, non sans rapport, peut-on légitimement penser, avec l’épuisement des ressources financières, projection de toutes ces perspectives non plus dans le présent et le lendemain matin visés sous Bazard, mais dans le futur indéfini de la parousie de la Mère. Le contraste est saisissant : d’un côté, les « dissidents » se tournent vers les objectifs d’une « représentation spéciale pour les prolétaires » et d’une politique de « l’instruction » pour le peuple, ne tardent pas à tenter la voie des élections législatives et paient d’exemple en entreprenant de publier des moyens d’instruction à bon marché (Le Magasin pittoresque, L’Encyclopédie pittoresque à deux sous) ; de l’autre, Enfantin et ses fils écartent les femmes de leur « hiérarchie », particulièrement les ouvrières, ferment Le Globe, quittent l’arène politique de Paris pour se retirer sur la verte colline de Ménilmontant et se préparer à l’attente d’une Femme-Messie, bref font le choix de la religion.
Alors précisément que « le Père » fait tout, au plan symbolique, pour spectaculariser la retraite de Ménilmontant, durant l’été 1832, et la faire apparaître comme un accomplissement de la métamorphose religieuse, le bras judiciaire de l’État de Juillet donne le coup de grâce au saint-simonisme public et militant en lui refusant catégoriquement le statut de religion à l’issue d’un procès en assises intenté tout exprès pour le discréditer. Car c’est ce que signifie, au fond, la dissolution de « la société dite Saint-Simonienne » ordonnée en août 1832 par voie de justice. Aux termes de la nouvelle Charte constitutionnelle résultant des Trois Glorieuses, chacun peut bien « professer sa religion avec une égale liberté », mais il ne faut plus espérer en fonder une nouvelle pour éveiller, rassembler et organiser les élites, le peuple et les femmes dans un mouvement de masse destiné à changer les bases de l’ordre social.
Dès lors, le dernier carré des « apôtres » est voué à la dispersion dans la société civile. En droit, il ne saurait plus y avoir, en France, de « saint-simoniens » ni de « saint-simoniennes », ni de « saint-simonisme ».
Là encore, pour peu qu’on l’entende non comme une technique de la simplification et du résumé, mais comme un art de la complexité et du déploiement, la chronologie conduit à un regard plus précis : la Police précède la Justice dès janvier 1832 ; et chaque fois qu’ils en ont l’opportunité, en particulier lorsque la révolution républicaine de Février ou le coup d’État bonapartiste de 1851 leur rouvrent l’horizon des possibles, aux uns ou aux autres, les deux branches du « parti des travailleurs » dissous n’en finissent pas d’opérer de plus ou moins groupusculaires, plus ou moins brèves, plus ou moins puissantes résurgences. À preuve, entre une multitude d’exemples, et quitte à produire une impression de capharnaüm : l’implantation réussie, à partir de 1834, dans le cercle des grands serviteurs du pacha d’Égypte, Mohammed Ali ; le lancement par Leroux et Reynaud des livraisons de l’Encyclopédie nouvelle ; la réapparition en 1848 de l’équipe de la Revue encyclopédique à la tête du ministère de l’Instruction publique (Carnot, Reynaud, Charton) et dans l’Assemblée législative (Pierre et Jules Leroux, sans compter Fortoul), tandis que les « femmes libres » font leur retour avec le journal de La Voix des femmes et le club afférent ; l’installation immédiate et conjointe, en 1852, dans les allées du pouvoir de Napoléon III, des frères Chevalier et des frères Pereire pour la floraison de grands travaux publics et de fondations industrielles et financières qui a fait la légende de la période dans l’histoire économique – fratries bientôt rejointes, pour l’organisation des grandes fêtes impériales de l’industrie, les Expositions universelles, par l’intime d’Enfantin, Arlès-Dufour, et par Le Play, un compagnon de route repérable comme tel dès 1848 ; mais aussi la relance, sous le même Second Empire, de la réflexion théorique et critique à laquelle Brothier et Lemonnier se livrent, du côté de l’opposition républicaine, avec leur Revue philosophique et religieuse.
La présente enquête chronologique le confirme : de même que son explosion de 1831 le dissémine en fin de compte dans le républicanisme, le fouriérisme et le socialisme naissants tout en libérant la puissance utopique d’Enfantin, le saint-simonisme, loin de mourir en 1832, met à profit sa condamnation pour faire une pause, trouver et négocier, péniblement, les voies de sa rentrée dans le siècle. Comme l’observe très tôt Louis Reybaud, ce n’est plus « par une révolte ouverte » que procèdent les anciens militants, mais par « un travail souterrain »[8]. Tout se passe comme si, empêché de mener son projet religieux, et de ce fait rendu à l’état laïc, dispensé de produire un corps de doctrine et de se présenter comme un clergé, le mouvement profitait de cette invisibilisation pour se redéployer en ordre dispersé, propager ses idées et pousser ses entreprises sans plus provoquer de rejets. Au lieu d’être cassés, mais au prix de renoncements et de compromis qui en interrogent certains et nous interrogent rétrospectivement, l’élan, l’inspiration, l’expérience, le réseau, gagnent en efficacité en maîtrisant l’impatience et le lyrisme initiaux, en quittant le temps révolutionnaire de la militance pour s’inscrire dans la durée de la réalisation par le travail.
Ph. R.
[1] Sept membres du groupe de recherche au sein duquel travaille l’auteur de ces lignes ont tenu, y compris lui-même, à faire état de leurs doutes sur ce point en signant dans le numéro du 22 mars 2018 du journal Libération une tribune intitulée « Le macronisme est-il un saint-simonisme ? ».
[2] Georges Weill, L’École saint-simonienne. Son histoire, son influence jusqu’à nos jours, Paris, Félix Alcan, 1896, avant-propos.
[3] Sébastien Charléty, Histoire du saint-simonisme (1825-1864), Paris, Paul Hartmann, 1931, p. 273. Ce livre est une édition raccourcie de la thèse de l’auteur, soutenue en 1896.
[4] Henri Fournel arrête à décembre 1826 « la phase philosophique » (Bibliographie saint-simonienne, mars 1833, p.58. Voir la chronologie détaillée à la date du 21 décembre 1831, le Livre nouveau des saint-simoniens, p. 286, et S. Charléty, ouvr. cité, p. 271.
[5] Voir dans la chronologie détaillée aux années 1951 et 1956, aux noms de Jean Dautry et Frank Manuel.
[6] Voir ibid. aux années 1972, 1975, 1990 et 2002, aux noms de Miguel Abensour, Jacques Rancière, Michèle Riot-Sarcey et Antoine Picon.
[7] Je ne peux sur ce point que renvoyer à la périodisation construite avec Nathalie Coilly pour l’exposition Le siècle des saint-simoniens (Bibliothèque de l’Arsenal, catalogue Seuil/BnF, 2006).
[8] Études sur les réformateurs ou socialistes modernes, 4e éd. (1844), p. 125.