Présentation

Offrir au public et aux chercheurs la possibilité d’accéder sur Internet à l’essentiel des textes de Saint-Simon et des saint-simoniens, mais aussi et surtout d’y circuler, de les lire et, éventuellement, de les étudier dans des conditions et avec des aides à la fois ergonomiques et garanties par l’état le plus avancé de la recherche, voilà l’ambition qui constitue l’horizon de ce site en cours d’élaboration.

L’édition critique, publiée en 2012, des œuvres enfin complètes de Saint-Simon lui-même a certes déjà permis de remettre en lumière les fondations intellectuelles de ce mouvement encore mystérieux pour beaucoup, après que l’exposition Le siècle des saint-simoniens. Du Nouveau christianisme au canal de Suez, montrée à la bibliothèque de l’Arsenal durant l’hiver 2006-2007, en a fait apercevoir les développements idéologiques et l’action transformatrice sur une étendue géographique et dans une durée historique qu’on ne lui accordait généralement pas.

Mais peut-on dire qu’il existe désormais une vision d’ensemble, partagée, de la littérature saint-simonienne, ou, si la connotation religieuse de l’expression n’effraie pas, du legs scripturaire cumulant et articulant l’apport premier de Saint-Simon avec l’apport second des différentes personnalités et des différentes écoles qui se sont revendiquées de lui, à commencer par le trio (la trinité ?) de ses premiers continuateurs posthumes, Olinde Rodrigues, Saint-Amand Bazard et Proper Enfantin ?

Ce n’est à l’évidence pas le cas,

  • parce que l’histoire, l’histoire littéraire et l’édition nationales n’ont pas encore suffisamment pris acte de l’importance du saint-simonisme à l’origine et au cœur des changements opérés en France durant le premier xixe siècle, et qu’elles laissent de surcroît subsister l’illusion d’optique selon laquelle les clivages entre ses diverses tendances auraient annulé l’élan d’ensemble ;
  • parce que les productions militantes des saint-simoniens se présentent la plupart comme des ouvrages collectifs anonymes, référés seulement à une personne morale (la « doctrine » ou la « religion de Saint-Simon »), alors que les bibliothèques ont pour règle de mettre au premier plan les auteurs individuels au détriment des auteurs collectifs et des personnes morales, et que ni leurs catalogues, ni leur classement physique des pièces ne sont conçus pour favoriser la consultation en continu des collections telles qu’elles les ont, parfois, reçues, ou telles que leur existence est, historiquement, attestée ;
  • parce que la seule tentative éditoriale d’ampleur qui ait été menée à l’ère de l’exclusivité de l’imprimé, celle des Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, dont la publication s’échelonna de 1865 à 1878, fut le fait des enfantinistes et d’eux seuls, sans la moindre ouverture aux critiques internes, et en toute méconnaissance des apports respectifs des autres prétendants à la continuation du maître éponyme (Auguste Comte, Philippe Buchez, Pierre Leroux…).

Or si la pensée de Saint-Simon a bien été de quelque façon, comme le défend P. Musso, une philosophie des réseaux, et si le saint-simonisme, comme on peut aussi le soutenir, a bien lui-même calculé son déploiement dans la forme d’un réseau d’individus et d’idées, quel support plus adapté que le numérique pour en faire fonctionner les liens, et quel filet plus vaste et plus habile que la Toile pour en rassembler l’énorme et diverse masse, l’organiser, la rendre visualisable, interrogeable, manipulable et, partant, intelligible ?

Pour le présenter à grands traits, et en incluant (par provision, mais à tort) le fondateur, Saint-Simon, dans sa fondation[fn]Il est bien sûr aussi abusif et fallacieux, en y réfléchissant, mais aussi commode, en première approche, d’inclure Saint-Simon dans le « saint-simonisme » et plus encore de lui référer la « doctrine de Saint-Simon » ou la « religion de Saint-Simon » extrapolées par les « saint-simoniens », que de confondre avec les enseignements originels de Jésus-Christ en personne le catholicisme romain, ses hérésies, les protestantismes et, en général, toutes les Églises et tous les cultes ordinairement rangés sous l’étiquette « christianisme ». Nombreux et divers sont de même les marxistes, de sorte que le marxisme, à supposer même qu’il soit pertinent d’en parler au singulier, s’identifie difficilement à la pensée du seul Marx en son âge mûr. Encore le fait que Marx ait fait école et fondé parti de son vivant autorise-t-il à le considérer lui-même comme le premier des marxistes. Ces deux modèles, l’un en amont, à l’imitation duquel les ainsi nommés « saint-simoniens » se sont façonnés, l’autre en aval, à travers lequel le xxe siècle se les est représentés, aident à concevoir la généalogie complexe du maître aux disciples. En toute rigueur historique et philosophique, il n’y a de « saint-simoniens », de « saint-simonistes » et de « saint-simonisme » qu’après la mort de Saint-Simon, selon sa volonté, certes, mais pas sous son autorité.[/fn], ce qu’on appelle « le saint-simonisme »

  • prend naissance entre le Consulat et l’Empire dans une critique radicale de l’inachèvement de 1789 ;
  • sert de lieu matriciel, durant la première moitié du xixe siècle, pour engager la scientifisation de pans entiers de la réflexion sur l’homme et sur la société avant leur disciplinarisation par l’institution universitaire (histoire des mutations socio-économiques, économie politique de la société industrielle, approche sociologique, débuts de l’ethnologie…) ;
  • se développe, sous différentes étiquettes successives, chez Saint-Simon (« physicisme », « industrialisme », « nouveau christianisme »), puis chez les saint-simoniens (« philosophie positive », « doctrine de Saint-Simon », « religion de Saint-Simon »), comme un achèvement de la Révolution de 1789 et un dépassement du libéralisme qui en est issu ;
  • connaît son acmé militante et collective en surfant sur les bouleversements de la révolution de juillet 1830 ;
  • constitue de nos jours encore le foyer originel commun des différentes écoles se réclamant du libéralisme, dans tous les sens du mot, aussi bien que des différentes doctrines prétendant au socialisme ;
  • est la première organisation moderne à avoir œuvré à théoriser et à expérimenter un féminisme avant la lettre, tout en réinventant et en promouvant de nouvelles formes de patriarcat destinées à devenir les bases d’une gouvernance charismatique de la société industrielle ;
  • se propose comme un pacifisme conséquent et a fait avancer des propositions précises en vue d’une organisation européenne et mondiale des nations ;
  • diagnostique la grande fracture de l’humanité dans l’antagonisme entre l’Occident chrétien et l’Occident musulman et pousse pour la réduire à un métissage général de l’humanité non sans cautionner, du même mouvement, un impérialisme colonial assez éloigné du principe d’association dont il ne cesse de se réclamer ;
  • déploie ses outils économiques les plus puissants sous le Second Empire (compagnies de chemins de fer, banques, chantiers d’urbanisme…) en ordre dispersé – certains de ses représentants lui survivant de façon isolée jusque dans les années 1880.